Ré-accorder

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Encore un texte sur une nage nocturne dans un lac. Plus technique, moins poétique que la « nage des étoiles », il décrit une nage contrôlée en eau très froide.

Ré-accorder

samedi 12 décembre 2015

L’eau du lac devient fraîche cette nuit… moins de cinq degrés et on a l’impression de laisser la chaleur en y entrant, sans hésiter pourtant. Je me laisse glisser, avaler tout entier avant de revenir en surface. Certains muscles tétanisent malgré des brasses étudiées pour être assez rapides pour garder de la chaleur et assez lentes pour une bonne oxygénation. Je me retourne, bat des pieds et ondule en regardant les étoiles, ma respiration fonctionnant lentement, à son plein potentiel, ventre, poitrine, gorge. Ma peau brillante renvoie la clarté des étoiles. Puis je souffle, ventre, poitrine, gorge. L’eau me recouvre de nouveau, ne laissant transparaître sous elle que les volutes bleutées et blanchâtres, les minces filets jaune paille et les carrefours orangés qui dessinent un corps, à la limite de la perception.

Certaines lignes faiblissent, d’autres se détachent, il est temps de bouger. J’entame un crawl fluide, plus efficace, mais l’oxygénation est moindre et les extrémités s’insensibilisent. Par précaution, je reste proche des endroits où je peux reprendre rapidement pied. L’inspiration est claire, l’expiration est volontairement plus rauque. Mon esprit est toujours limpide, mais le sang qui passe par mon cou est refroidi et ma tête est constamment immergée. Cela tend à ralentir mon cerveau et rendre mon corps plus difficile à gérer. J’emplis davantage ma poitrine et respire avec le diaphragme pour augmenter ma flottabilité et garder la tête hors de l’eau jusqu’aux yeux. J’expire en réduisant le débit par la bouche pour augmenter la pression.

La méditation doit être impeccable pour gérer les mouvements du corps, contrôler ma respiration, et rester attentif à chaque sensation ou perte de sensation, à chaque perception physique ou mentale, limitées au strict nécessaire, sans perturbation. Faire corps avec le corps. Seul compte le présent, coupant comme le fil d’un rasoir. Je nage en funambule sur la ligne étroite du temps. Lentement. Le mouvement doit être fluide comme l’eau qui me caresse et me mordille. Mes bras vont chercher la fraîcheur immobile pour la ramener vers l’arrière, où elle s’écoule en filets plus tièdes en suivant avec une sensualité couleuvrine les courbes de mon corps, jusqu’à la plante de mes pieds où elle me quitte en tourbillons légers.

La chaleur reste bien maîtrisée. Pourtant, sous mon nombril, déjà je sens la lumière diminuer. Seuls restent les grands trajets. Des fibres musculaires crissent les unes contre les autres envoyant aux nerfs de petits chocs électriques sans signification, alors que les tendons se raidissent. Rester encore est possible, mais serait de la survie. Je me rapproche de la plage, prends pied sur le fond sablonneux et émerge sans précipitation, marchant comme je nageais, accompagnant de ma respiration chaque pas retenu par l’eau. Ouvrir le haut, ouvrir le bas, bloquer, faire circuler, souffler le haut, bloquer, souffler le bas, bloquer, souffler encore, faire tourner la chaleur du ventre, recommencer.

L’herbe tendre qui luit doucement dans la nuit est douce sous mes pieds, l’air me semble tiède, une famille de cygnes quelque part, non loin, reste attentive avant de se rendormir. Je lève les bras et la tête vers les étoiles, pacifié, en harmonie : merci. Les gouttes d’eau dégoulinent gentiment jusqu’au sol. Enfin, je m’essuie, mon devoir d’être vivant accompli, sur un chemin que j’ai tracé pour moi il y a longtemps dans le futur.

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